La démocratie est une création (02/02/2014)

LA DÉMOCRATIE EST UNE CRÉATION

 

La démocratie est devenu un mot imprononçable. La justification de l’ensemble des stratégies étatiques repose sur l’altération systématique du mot et c’est à l’échelle planétaire que l’on se réclame de ce qui, ne pouvant plus faire sens, devient emblème, conspiration universelle de la domination : la démocratie. Appliquons-nous à démontrer que ce qui s’invente, se pratique et s’intensifie au nom de la démocratie n’a rien à voir avec l’idée fondatrice qui nous vient de la Grèce ancienne, pas plus qu’elle ne fait aujourd’hui référence au pouvoir du peuple et à sa capacité décisionnaire. Le sens d’un mot n’est jamais anodin et la langue, dès que pervertie par l’idéologie, ne se construit pas dans la contingence de l’universalité d’une idée mais dans la contrainte temporelle de l’idéologie dominante. À ce point, la démocratie, ce mot, cette idée de nos antiques philosophes, s’est-il déconstruit au fil des époques au point de ne plus être qu’une enseigne de prêt-à-penser. Nous pouvons dresser un inventaire des adjectifs servant à qualifier un genre particulier de démocratie, un mode de règne, qui au travers du mensonge entretenu laisse croire que le sens du mot n’est en rien altéré ou détourné, mais qu’il correspond à l’organisation voulue telle que ratifiée par le peuple. L’histoire de la constitution des États et l’organisation de la société civile, qui en découlent, sont aussi l’histoire de cette falsification et de la réduction de tout ce qui pouvait être directement vécu, de tout ce qui relève de la pensée critique et de sa capacité créatrice, analytique et déductive ; de l’ordre enfin d’une société dont l’organisation repose sur la considération, la connaissance des besoins réels.

 

Si nous n’avons pas prétention à l’exhaustivité d’un examen des sens et contresens qui traversent la signification du mot, de la falsification permanente et de son usage réitéré au cours de l’histoire moderne, au moins pouvons-nous interroger les multiples définitions qui lui sont données. On ne peut faire l’économie d’une interrogation du sens et de ses multiples facettes, des terminologies diverses tels que « parlementarisme », « populaire », et d’une lointaine fraîcheur, « directe », lorsque nous évoquons la possibilité, la nécessité démocratique. Pour autant, se contenter d’une simple analyse contextuelle reste insuffisant. Ne serait-il pas plus probant d’ajourner le sens du mot « démocratie » pour en retrouver l’épaisseur et la dimension créatrice qu’il contient, de l’éprouver à l’épreuve du négatif ?

 

S’emparant de l’idée qui fonde la démocratie, l’intellectuel servile, au service du spectacle de la pensée dominante, n’aura de cesse que de contraindre la simple idée de démocratie, la réduisant au droit tutélaire des institutions bourgeoises. On comprend sans difficultés ce modus operandi, la démonstration de l’inéluctabilité de la forme étatique et de ses institutions dans nos sociétés capitalistes, est la seule pertinence de ce qui ne peut, en aucun cas, être contredit, de ce qui garantit l’ordre social et la paix dans le monde. L’on s’interroge en constatant chaque jour que ces démocraties parlementaires n’ont de cesse à perpétrer des guerres sous le prétexte fallacieux de contenir la violence et ramener la paix ; de la même manière, on pourrait dire qu’elles sont à la fois début et fin d’un cycle dont on ne reconnaît plus ni le début ni la fin, car enfin, pour ramener la paix et s’identifier à l’ardent défenseur de l’harmonie sociale, rien de tel que provoquer et fabriquer des guerres. Le formalisme institutionnel n’est rien d’autre qu’un « service d’ordre » théorisé et organisé pour le maintien des conditions d’exploitation et d’aliénation, un couvre-feu social où il est interdit de penser la démocratie en dehors des barbelés du camp des sociétés capitalistes, de la penser comme dynamique d’émancipation au service d’une transformation révolutionnaire de la société, de la lutte des classes. C’est du moins ce que nous pouvons saisir de l’histoire des démocraties au xxe siècle, considérons, par ailleurs, que les deux guerres mondiales ne sont pas de simples parenthèses du temps démocratique mais la démonstration par la faillite et la catastrophe des politiques impérialistes menées par les démocraties occidentales, notamment. Les politiques de front populaire ont aussi une part de responsabilité, elles ne furent pas une rupture avec le capitalisme mais la possibilité de sa continuité dans un cadre institutionnel lénifiant adapté aux besoins des bourgeoisies internationales et à leur stratégie de domination. Ce qui permit une amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière (congés payés, travail hebdomadaire, nationalisations, etc.) ne peut être crédité au compte des gouvernements de front populaire mais aux luttes ouvrières incessantes et à la détermination d’un prolétariat ayant sous les yeux la guerre civile en Espagne et donc, dans le même temps, directement confronté à la nécessité révolutionnaire. La Seconde Guerre mondiale fut la réponse des États de la vieille Europe permettant ainsi d’endiguer une situation que les fronts populaires ne pouvaient contenir en bavardages ministériels, une situation de chaos social prérévolutionnaire.

 

Le parlementarisme serait donc le système adéquat pour garantir les libertés politique et économique, c’est du moins ce que le dogme libéral prétend, mais la liberté économique (économie de marché) n’est rien d’autre que le pouvoir exercé par la dictature bourgeoise, par le maintien et le perfectionnement de la domination, sous couvert de technicités nouvelles, accentuant encore et toujours l’inégalité. Le règne des démocraties capitalo-parlementaristes est la garantie du maintien de l’exploitation du plus grand nombre pour le profit de quelques-uns. Dans nos démocraties parlementaires, la démocratie n’est pas seulement mise en suspens, reléguée à une dimension emblématique, elle est subsumée par le carcan institutionnel au service de la pensée dominante. On peut s’en convaincre aisément, dès lors que le parlementarisme, ébranlé par les luttes sociale et politique, s’indigne par la voix de ses thuriféraires en se frappant la poitrine constitutionnelle de ce que la république ne peut être le théâtre d’un désordre social, qu’il est un seuil infranchissable où l’inacceptable, entendre la lutte des travailleurs, ne peut être que réprimé et déclaré contradictoire avec les fondements de la république, cette république constitutionnelle garante d’un droit au service de la bourgeoisie, une république vidée de toute possibilité de contestation, une république gravée dans le marbre d’une constitution promulguée par la bourgeoisie, une république du consensus dont les oligarchies alternantes garantissent le pouvoir et le destin, le seul qui vaille :

 

« Une république dépolitisée, une république apolitique, une république de marché n’a plus de principes à opposer aux marchands du temple et aux faiseurs de miracles. » (Daniel Bensaïd).

 

Le cadre de l’expression démocratique est celui des élections, du suffrage universel, c’est le discours qu’il faut entendre lorsque le législateur décide, selon un principe préétabli, de consultations entièrement phagocytées par la bourgeoisie. Celle-ci est encline à laisser croire que le peuple a valeur de parole consultative, que son intervention électorale fait de lui un citoyen respectable et qu’il est le garant du bon fonctionnement démocratique des institutions. Il n’est pas de meilleur exemple que l’alternance des oligarchies de droite comme de gauche, pour comprendre que ce ne sont pas les citoyens qui, sur la base d’un programme, décident et élisent leurs dirigeants mais que cette élection, en l’occurrence, est déjà pipée par d’autres intérêts que la consultation démocratique ou prétendue comme telle ; il ne s’agit de rien d’autre que de continuer à cautionner la politique de domination sur les exploités. Celui qui croit encore que le jeu électoral est susceptible de transformer la société est donc victime de ce fétichisme qui porte le nom de démocratie dans sa version emblématique, la société marchande n’a d’autre credo que celui-là et transforme l’illusion du citoyen électeur en consommateur-électeur. Certes le suffrage universel contribue à masquer la réalité du temps électoral, mais pour mieux comprendre la supercherie, il est nécessaire d’analyser la fréquence des élections, qui décide de cette fréquence et dans quel espace. Écoutons Marx parlant de la Commune :

 

« Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait représenter et fouler aux pieds le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d’ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire»

 

Dans la version « démocratie parlementaire » définie comme l’idéal achevé de la démocratie, le suffrage universel se distingue surtout par l’impossibilité d’une sentence universelle. Il s’agit de faire croire que la décision revient au peuple, à l’électeur frappé de citoyennisme. Le citoyen électeur n’est en rien l’acteur libre et conscient que l’on prétend, il est tout aussi contraint que le système de décervelage qui le produit, il est une production de l’idéologie dominante. Détournant Hegel, Guy Debord exprime une sentence : « Le vrai est un moment du faux », c’est dans cette mécanique de production d’une réalité séparée du réel que s’exerce la domination, et c’est dans cette réalité contingentée par cette domination, que les agents spécialistes du pouvoir décident de l’ordre qu’il convient d’appeler « social ». Le suffrage universel, tel que pratiqué dans nos sociétés démocratiques, n’a d’universel que le nom et la seule universalité à laquelle il peut prétendre est celle du pouvoir de la bourgeoisie mondiale au travers de ses oligarchies alternantes. Cela constitue donc une vérité, la seule.

 

Dans nos sociétés au service du capitalisme planétaire, les constitutions sont le saint des saints du droit et de l’application de ce droit. Tout contrevenant est déclaré anticonstitutionnel et donc antirépublicain, celui qui ne se plie pas à la règle est par là même en contradiction avec les institutions de la république. Et c’est cette république bourgeoise au service des propriétaires et de la finance qui établit les rythmes de consultation électorale en ne laissant d’autre choix pour le citoyen que celui de se prononcer dans les limites de ce que cette démocratie parlementaire impose. Le peuple n’est considéré qu’au travers de l’illusion de la démocratie, la forme fétichisée de la démocratie. La réalité de la démocratie, avec pour médiation le parlementarisme, repose sur une tromperie, une falsification qui s’élabore dans toutes les sphères et à toutes les étapes du pouvoir, y compris celles de l’organisation des élections dont le spectacle affligeant n’est que le décor d’une réalité tristement vécue.

 

Mais l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille, les révolutions marquent de leur empreinte la réappropriation de l’histoire par le prolétariat en tant que sujet. Comment pourrait-on éviter d’évoquer la Commune de Paris qui, dans sa grandeur et jusqu’au massacre des glorieux communards, aura su mettre la démocratie au centre de la dynamique d’émancipation en la réinventant dans ce qu’elle a de plus essentiel, créant ainsi les conditions d’une démocratie comme « processus jamais arrêté du contrôle social collectif ». La démocratie n’est pas seulement intrinsèquement liée à la dynamique d’émancipation, elle en est la condition. Pour la première fois dans l’histoire, le peuple de Paris allait en mars 1871 s’emparer du pouvoir, la démocratie ouvrière n’était plus un rêve mais la réalisation concrète de la lutte engagée par les insurgés pour chasser Thiers et sa clique de criminels. La construction d’une autre organisation sociale sur la base d’un programme et d’une stratégie révolutionnaire était en train de naître, l’autodéfense organisée par les comités prenait forme et c’est cela que nous nommons création, une démocratie toujours évolutive en phase avec les moyens et les besoins réels. C’est aussi cet esprit de la Commune que Marx salue dans La Guerre civile en France :

 

« Son véritable secret [celui de laCommune] le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du Travail. »

 

C’est avec détermination que les communards ont mené la lutte et au prix de ce que nous savons, une contre-révolution sanguinaire massacrant hommes, femmes et enfants dans les faubourgs parisiens, la déportation massive des révolutionnaires, après la victoire des troupes versaillaises, dans les lointaines contrées de Nouvelle-Calédonie. Mais demeure l’histoire politique de la Commune, la réalisation de la dictature du prolétariat comme phase transitoire déterminante, comme création démocratique, comme mouvement émancipateur de la classe ouvrière menant à l’organisation de la société communiste. Ce que les agents de la domination et autres spécialistes de l’asservissement ont identifié comme une politique sanguinaire exercée par le peuple, ce que les réformistes soumis à l’ordre existant dénoncent comme une dictature de terreur exercée sur les hommes, ce que nous nommons phases transitoires pour le dépérissement de l’État et la construction du socialisme par la dictature du prolétariat, Engels en commente la nécessité, l’indispensable efficience :

 

« Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat. » (Engels)

 

L’histoire ne se répète pas, elle balbutie. L’histoire de l’exploitation sous toutes ses formes est l’histoire de l’humanité, une récurrence de désastres sociaux, économiques et écologiques qui sont la seule perspective que le capitalisme nous promet, nous impose. La lutte des classes est la condition première de l’émancipation et nous sommes résolument convaincus que l’alternance des différentes oligarchies de droite comme de gauche ne sont pas une réponse, ni sur les besoins réels ni pour la création d’un gouvernement de la classe exploitée. La nécessité de se doter d’organisations ouvrières pour les luttes présentes et futures doit retenir toute notre attention, la nécessité d’un front révolutionnaire né de l’organisation démocratique des conseils ou comités de travailleuses et travailleurs est à la base du mouvement révolutionnaire moderne. La classe ouvrière est la seule susceptible de porter au plus haut la création démocratique et ce, dès maintenant, en créant dans la lutte et pour la lutte des « cellules de démocratie prolétarienne au sein de la démocratie bourgeoise », la justesse de cette idée revient à Trotsky. La justesse de notre pratique militante repose sur notre volonté de créer des cellules révolutionnaires dans toutes les entreprises que ce soit dans le privé ou dans le public, sur notre présence active dans tous les secteurs de la vie sociale y compris l’Internet et ses réseaux sociaux. La démocratie est l’œuvre des producteurs constitués en organisations révolutionnaires prenant le pouvoir sur le réel, elle est cette création qui faisait dire à Marx reprenant les termes du comité central de la Commune dans son manifeste du 18 mars 1871 :

 

« Le prolétariat […] a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d’en assurer le triomphe en s’emparant du pouvoir. »

 

Le 17 décembre 2013

Germain

| Tags : démocratie, samizdat, capitalisme, critique sociale, socialisme, communisme, révolution, insurection, dictature du prolétariat | Lien permanent | Commentaires (0) |  Imprimer |  Facebook |